aérogramme

aérogramme, a été écrit pour le frère disparu,d’abord en pensant à lui, mais vite la masse invisible des effacés est apparue plus imposante que jamais. Tous ces jeunes corps égarés, offrandes aux guerres, à la famine, au travail, où sont-ils passés ? à peine abimés, retournés au grand tas. Le frère fait partie de ce grand tas de corps-là. Né juste après la deuxième guerre mondiale, à une période où l’Europe a beaucoup procréé. Avec la guerre, tant de disparus, il fallait des corps neufs de garçons pour relancer la production et des corps neufs de filles pour la reproduction. Des corps pour aller travailler à l’usine, ou ailleurs, des corps ponctuels et obéissants. Cependant de tout temps il y eut des réfractaires, le frère fut l’un d’entre eux. 

Il aimait lire et se promener à pied, ne voulait pas qu’on l’enferme, ni à l’école, ni à la chaîne. Pour le mater, on l’a emprisonné, d’abord au pensionnat, puis en Maison d’arrêt. Pour lire, la prison c’était bien, pour la promenade c’était moins bien. Il en est sorti avec la conviction que nul n’enfermerait plus son corps. Il a pris la route vers l’Inde, la terre où les dieux sont aussi nombreux que les parias et pas plus sacrés que les vaches. Le pays où l’on peut renaitre plein de fois, dans plein d’autres corps, quand celui qu’on habite est usé. A vingt-cinq ans le sien était déjà très abîmé par la prison et la drogue. Mais son errance fut un mouvement joyeux que retranscrivent les aérogrammes écrits à chaque halte. D’autres que lui sans cesse disparaissent, engloutis sans avoir eu le temps de poster une lettre. Mais leurs pas, comme ceux de mon frère, sont une écriture. La première de toutes les écritures.Parallèlement, on suit les différentes scènes de Camarades, film de  Marin Karmitz a tourné en 1969 à Saint-Nazaire, ville ouvrière détruite pendant la guerre, reconstruite juste après, décor parfait pour ce film militant, dans lequel le frère fut figurant. Durant 32 secondes, le frère réapparaît, mais plus Frédérique Guétat-Liviani a regardé cet extrait plus l’image de son frère est devenue obscure. Elle a pensé alors qu’il lui fallait réécrire le film, ailleurs et autrement. Écrire un film qui ne se projette pas.


plan sur les garçons qui traînent     sur le quai de sautron près des cabanes de pêcheurs    ils sont cinq assis             les pieds pendants au-dessus de l’océan luc est tout à gauche de l’écran un peu à l’écart en voix off          yan dit      mes copains       ils travaillent quatre à cinq mois par an                       dès qu’ils ont un peu de fric           ils partent en stop

en hollande ou en italie        ils reviennent quand ils sont fauchés     ils veulent pas passer leur vie aux chantiers         ils préfèrent avoir un minimum vital pour vivre   luc lève le poing   mais être libres

les garçons boivent et jettent leurs bouteilles à la mer         leurs pieds remuent au-dessus du vide puis les figurants disparaissent de l’écran